Voici l'extrait d'un article paru dans un numéro spécial de L'Histoire, "Dieu au Moyen Age"... Attention, c'est passionant!!
--- Au XIIe siècle, comme l'a montré Jacques Le Goff, surgit une littérature populaire portée par l'expansion de la petite chevalerie. Parviennent à l'écrit des récits auparavant occultés, des mots jusque-là déshonnêtes. Ainsi se fixèrent les traces du "voyage" dans la culture populaire et dans la langue du Moyen Age classique, comme par exemple la fée Mélusine. Elles dessinent l'ombre des rituels anciens.
Dans la culture, l'empreinte la plus surprenante est la comptine Am stramgram, venue du nord-est de l'Europe. Elle était si évidente qu'elle a échappé aux inquisiteurs. On y entend pourtant le rythme saccadé du tambour chamanique :"Emstrang Gram, Bigà bigà ic calle Gram, Bure bure ic raede tan, Emstrang Gram", avec le cri final, "Mos!" Elle porte l'incantation qui fait venir le loup sorcier :"Toujours-fort Grain, Viens donc viens, j'appelle Grain, Surviens car je mande au brin, Toujours-fort Grain. A manger ! ". Le brin (tan), c'est la baguette des sorts à qui la tourneuse commande. La nourriture, c'est la voyante elle-même qui s'offre. Grain, en norois Gram ou ManaGarm, c'est "Grain de la Lune", le loup céleste, étoile du soir qui poursuit l'astre au crépuscule. L'ancêtre de notre loup des fabliaux, Isengrin, brutal et glouton.
La suite du loup, l'armée volante des morts, on la voyait passer dans les cieux d'orage : en France du Nord-Est, voici la mesnie Hellequin, "le parent de Helle", le loup; dans le Jura, la chasse d'Hérode, Herrad, "la chevauchée de l'Armée"; dans l'Ouest, la chasse Gallery, Wal-here, "l'armée du Wal". Croyances, mais aussi dangereux charivaris des mâchurés qui se grimaient de suie en criant "haro", "hourvari", Here, Horwere, "Armée", "Garde au Gris" !
Des traces du vieux vocabulaire du voyage s'attardaient dans la langue avant que la Renaissance ne la relativise. Le chasseur trollait, il allait çà et là en cherchant la trace, comme l'avide troll scandinave ou la voyante en chasse dans les airs ; trollier était aussi "charmer" et troille "illusion", magie de troll. L'anglais avait trollop/troll-hlaup, "saute-troll" qu'on traduit "une salope", la tourneuse qui appelle le loup pour qu'il la mange et fait d'hystériques galipettes. ---
(Jean-Pierre Poly. "'Am stram gram...' La chevauchée des chamanes." L'Histoire - Spécial : Dieu au Moyen Age 205 (Janvier 2006): 60-63.)
L'autre jour je disais qu'on n'a pas de contes dignes de ce nom, mais evidemment c'est faux. Ce qu'il nous manque, c'est l'habitude de conter et de re-conter. Du coup on oublie jusqu'à l'existence même de la mine d'histoires qui a animé l'imaginaire de nos "ancêtres" (ancêtres pour désigner très largement les hommes qui ont vécu ici avant nous... pas "nos ancêtres les gaulois"). Ce n'est pas une expression de nostalgie ou de défaitisme que de dire ça, après tout nous avons notre propre folklore aussi riche, je suis persuadée, que n'importe quel autre. Mais rien n'empêche de récupérer plus souvent des croyances/contes/fantaisies, quitte à les transformer. Après tout les histoires sont aussi malléables que de l'argile. Et puis il nous reste plus qu'on ne le pense: avec Am stram gram c'est frappant - tout le monde connait ce chant, tout le monde l'a rangé quelque part dans sa tête, et soudain on prend conscience que c'est quelque chose qui nous lie à un temps et à un savoir populaire "passé", et qui nous lie entre nous (nous tous qui partageons cette incantation).
En somme le pouvoir des mots n'est pas perdu (du tout), mais nous n'en avons plus conscience, et notre mémoire collective flanche, sans doute parce qu'on la met toute entière à contribution pour apprendre "quand le pape truc a excommunié le roi machin" (en quatrième), "quel général commandait les troupes lors de je ne sais quelle bataille" (en terminale), "comment se déroule la reproduction des écrevisses" (en cinquième).
Durant toute la scolarité, on nous mâche et prédigère des masses hétérogènes de détails qu'on oublie au fur et à mesure, la conséquence logique du gavage étant la régurgitation. Mais quand nous enseigne-t-on que chaque mot a une histoire qui peut nous en apprendre plus sur nous-même et sur notre façon de penser le monde que n'importe quel compilation de faits ? Jamais, ou alors bien plus tard en fac pour les spécialistes du langage (c'est à dire pas grand monde).
Donc comme des oies gavées, on n'apprend ni l'intérêt du débat d'idées ni celui de la curiosité intellectuelle. D'où le nombre d'étudiants qui, à force d'attendre le bec grand ouvert leur grain habituel, protestent et s'indignent dès qu'il est question de reflexion pure.
Alors que tout est là, à portée de mots.
--- Au XIIe siècle, comme l'a montré Jacques Le Goff, surgit une littérature populaire portée par l'expansion de la petite chevalerie. Parviennent à l'écrit des récits auparavant occultés, des mots jusque-là déshonnêtes. Ainsi se fixèrent les traces du "voyage" dans la culture populaire et dans la langue du Moyen Age classique, comme par exemple la fée Mélusine. Elles dessinent l'ombre des rituels anciens.
Dans la culture, l'empreinte la plus surprenante est la comptine Am stramgram, venue du nord-est de l'Europe. Elle était si évidente qu'elle a échappé aux inquisiteurs. On y entend pourtant le rythme saccadé du tambour chamanique :"Emstrang Gram, Bigà bigà ic calle Gram, Bure bure ic raede tan, Emstrang Gram", avec le cri final, "Mos!" Elle porte l'incantation qui fait venir le loup sorcier :"Toujours-fort Grain, Viens donc viens, j'appelle Grain, Surviens car je mande au brin, Toujours-fort Grain. A manger ! ". Le brin (tan), c'est la baguette des sorts à qui la tourneuse commande. La nourriture, c'est la voyante elle-même qui s'offre. Grain, en norois Gram ou ManaGarm, c'est "Grain de la Lune", le loup céleste, étoile du soir qui poursuit l'astre au crépuscule. L'ancêtre de notre loup des fabliaux, Isengrin, brutal et glouton.
La suite du loup, l'armée volante des morts, on la voyait passer dans les cieux d'orage : en France du Nord-Est, voici la mesnie Hellequin, "le parent de Helle", le loup; dans le Jura, la chasse d'Hérode, Herrad, "la chevauchée de l'Armée"; dans l'Ouest, la chasse Gallery, Wal-here, "l'armée du Wal". Croyances, mais aussi dangereux charivaris des mâchurés qui se grimaient de suie en criant "haro", "hourvari", Here, Horwere, "Armée", "Garde au Gris" !
Des traces du vieux vocabulaire du voyage s'attardaient dans la langue avant que la Renaissance ne la relativise. Le chasseur trollait, il allait çà et là en cherchant la trace, comme l'avide troll scandinave ou la voyante en chasse dans les airs ; trollier était aussi "charmer" et troille "illusion", magie de troll. L'anglais avait trollop/troll-hlaup, "saute-troll" qu'on traduit "une salope", la tourneuse qui appelle le loup pour qu'il la mange et fait d'hystériques galipettes. ---
(Jean-Pierre Poly. "'Am stram gram...' La chevauchée des chamanes." L'Histoire - Spécial : Dieu au Moyen Age 205 (Janvier 2006): 60-63.)
L'autre jour je disais qu'on n'a pas de contes dignes de ce nom, mais evidemment c'est faux. Ce qu'il nous manque, c'est l'habitude de conter et de re-conter. Du coup on oublie jusqu'à l'existence même de la mine d'histoires qui a animé l'imaginaire de nos "ancêtres" (ancêtres pour désigner très largement les hommes qui ont vécu ici avant nous... pas "nos ancêtres les gaulois"). Ce n'est pas une expression de nostalgie ou de défaitisme que de dire ça, après tout nous avons notre propre folklore aussi riche, je suis persuadée, que n'importe quel autre. Mais rien n'empêche de récupérer plus souvent des croyances/contes/fantaisies, quitte à les transformer. Après tout les histoires sont aussi malléables que de l'argile. Et puis il nous reste plus qu'on ne le pense: avec Am stram gram c'est frappant - tout le monde connait ce chant, tout le monde l'a rangé quelque part dans sa tête, et soudain on prend conscience que c'est quelque chose qui nous lie à un temps et à un savoir populaire "passé", et qui nous lie entre nous (nous tous qui partageons cette incantation).
En somme le pouvoir des mots n'est pas perdu (du tout), mais nous n'en avons plus conscience, et notre mémoire collective flanche, sans doute parce qu'on la met toute entière à contribution pour apprendre "quand le pape truc a excommunié le roi machin" (en quatrième), "quel général commandait les troupes lors de je ne sais quelle bataille" (en terminale), "comment se déroule la reproduction des écrevisses" (en cinquième).
Durant toute la scolarité, on nous mâche et prédigère des masses hétérogènes de détails qu'on oublie au fur et à mesure, la conséquence logique du gavage étant la régurgitation. Mais quand nous enseigne-t-on que chaque mot a une histoire qui peut nous en apprendre plus sur nous-même et sur notre façon de penser le monde que n'importe quel compilation de faits ? Jamais, ou alors bien plus tard en fac pour les spécialistes du langage (c'est à dire pas grand monde).
Donc comme des oies gavées, on n'apprend ni l'intérêt du débat d'idées ni celui de la curiosité intellectuelle. D'où le nombre d'étudiants qui, à force d'attendre le bec grand ouvert leur grain habituel, protestent et s'indignent dès qu'il est question de reflexion pure.
Alors que tout est là, à portée de mots.
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